analyse du poeme «ghennej izran inu» de rachida el marraki
larbi moumouch (master langue et culture amazighes, faculté des lettres agadir)
INTRODUCTION
La production littéraire amazighe a marqué un tournant décisif dans son histoire, au niveau quantitatif (cumul réalisé jusqu’à aujourd’hui) mais aussi au niveau de la qualité, de la richesse des genres littéraires et de la profondeur des problématiques esthétiques, philosophiques et culturelles abordées. Elle est aussi intéressante de par la présence des plumes féminines qui produisent dans les divers genres littéraires consacrés comme la nouvelle, le roman et surtout la poésie. L’expérience féminine dans l’écriture est relativement très récente, si l’on Ouariachi dont le parcours poétique remonte aux années 70 dans le cadre C’est le cas de la jeune poétesse Mayssa Rachida El Marraki, originaire de Benteyyeb (Nador), qui a débuté sa carrière d’écrivaine à partir des années 80, couronnée de trois recueils poétiques : EWC-AYI TURJITINU (‘‘donne-moi mon rêve’’), publié en 1999, suivi d’un troisième recueil ASHINHEN n IZVEWRAN en 2004, le premier n’étant pas encore publié. Elle s’est aussi essayée à la nouvelle avec un tadjst (13 nouvelles), écrit en 2003 et publié par l’Ircam, en 2007.
Elle s’est largement inspirée des ténors de la poésie et de la chanson amazighes rifaines tels que Ziani, Said Walid Mimoun, Irizam Twattoun. Son
écriture s’est également enrichie de la poésie moderne d’expression arabe,
celle de Bennis, Derouiche, Taghour,…
Le poème que nous analyserons est le 39ème poème du recueil «Ashinhen
n izvewran» que Rachida El Marraki a publié en 2004. En petit format de 141
pages, cette deuxième oeoeuvre poétique, de 49 poèmes, est transcrite en
caractère latin, avec en vis-à-vis une réalisée par Hafid Azegagh qui a luimême
préfacé en arabe également le recueil. Illustré en première de couverture par Hafid El Khadiri, comporte également une dédicace en amazigh, le sommaire et un petit lexique bilingue amazighe-arabe à la fin. Mais l’indication générique
«Asefru» est surprenante car c’est un terme emprunté à une variante de l’amazigh, le mot courant dans la culture rifaine étant «izri, izran».
Rachida El Marraki signale d’emblée la perspective de la norme langagière
qu’elle utilise, transdialectale, ce que ces poèmes confirment surtout les
derniers du recueils. Notre analyse portera essentiellement sur le langage poétique de Mayssa Rachida El Marraki et ce à travers les figures rhétoriques investies dans le poème «ghennej izran-inu». Ce choix déceler les innovations poétiques de l’auteur et l’incidence de ces procédés sur la constitution de la signification et de l’espace du poème et du moi intérieur.
ANALYSE DU POEME
«Ghennej izran-inu» est le 39ème 108. Le titre donne déjà le ton et annonce le champ lexical de la musique qui s’associe celui de la poésie. Deux domaines, deux arts, deux espaces qui fonctionnent différemment, qui ont leurs règles, leurs mécanismes de production spécifiques.
Si le verbe à l’ impératif ‘ghennej’ nous renvoie exclusivement à la musique, le mot ‘izran’, ‘izri’ au singulier, chevauche les deux arts, qui se le partagent désignant tantôt une chanson, tantôt un poème. Ce qui prouve ainsi la relation étroite le reflet d’une réalité socioculturelle du Rif, en particulier, comme dans les autres régions telles que le Souss. Les groupes musicaux et chanteurs puisent dans la poésie écrite ; ils entretiennent des relations d’échanges avec les poètes qui mettent à leur disposition certains de leurs poèmes. C’est le cas de Twattun, Ayyawn, Itran, Benn3man, Izri, Zerwali qui ont chanté les poèmes de Moussaoui, Fadma El Ouariachi, et
autres.
On est donc en attente d’une profusion musicale, qui s’actualisera sous forme d’un champ lexical musical.
Mais il s’agira surtout de voir comment et à quel effet il est investi dans le poème, surtout quels sont les procédés stylistiques mis en oeoeuvre par la
poétesse pour traduire ses sensations et obsessions.
LES PROCÉDÉS STYLISTIQUES:
Les champs lexicaux:
Le champ lexical de la nature: Il n’est pas abondant mais le choix de certains éléments est significatif : asemmidv, tafuct, aghray, advu. L’air, le vent, sont marqués par leur mouvement, leur ondulation, leur sifflement donc leur musicalité naturelle. Un autre schème se dégage de ce mot en amazigh, le froid, qui peut référer temporellement à l’hiver, saison froid, triste, neigeuse. Cet aspect est renforcé par la coucher de soleil qui complète ce paysage mélancolique où la lumière est supplantée par l’obscurité, la nuit, moment privilégié pour la pensée, la réflexion, la méditation.
Le champ lexical de la souffrance:
Il est parsemé dans le poème car l’expression lyrique ou élégiaque n’est pas directe ou brutal. Elle distillée rwehran, min day-s deg wur-inu, ruà, rehriq. Il traduit un état intérieur malaisé, marqué d’une tourmente profonde mais dissimulée, que la poétesse trouve du mal à extérioriser, à dévoiler directement. C’est pourquoi elle recourt aux éléments naturels, l’air, qu’elle invoque et appelle pour avons là une sorte de projection et de compensation à travers cet élément naturel. Il matérialise le moi intérieur du la poétesse et en même temps il est invité à manifester des gestes de joie n’arrive pas elle-même à réaliser. Car en fait, elle semble perdre goût à la vie, souhaitant porter le deuil de la vie (recfen n tudart).
L’air a donc ce pouvoir omniprésent d’embrasser et de toucher les choses et les êtres. Il est capable de dispenser et créer partout joie, amusement, danse ; mais il peut aussi semer la tristesse, l’amertume, la mort. Une double postulation contradictoire et dialectique.
Le champ lexical musical :
Il est prolifique dans le poème et le titre nous y prépare déjà. On y distingue les actions : cdveh, ghennej, svudv, àars, les noms d’instruments musicaux : tamja, tamja n ughanim, izran, ainsi que le produit musical : timeàrusvin.
Il est indicateur de la relation étroite entre deux genres majeurs des arts amazighs. C’est plutôt une revendication de la musicalité de la poésie amazighe, de son retour vers son sein, puisque la poésie orale de musique ou de chant.
L’air, par sa force, son soufflement, son bruit, sa vibration, ses ondulations,
peut donc facilement constituer en même temps les éléments nécessaires à une scène, à un spectacle, créée et interpréter des symphonies du temps, la douleur (rehriq), la lassitude (rwehran) ou l’amertume (tayarzvawt).
La répétition
Le poème comporte cinq blancs typographiques, il y a donc une intention claire de visualiser le poème en strophes. Six strophes donc qui ont une disposition particulière:
Un tercet 3 vers
Un distique 2 vers
Un sizain 6 vers
La répétition ou la reprise de cette disposition sinueuse semble imiter l’ondulation de l’air, son mouvement dansant, évoqués dans le poème. Elle est renforcée par la répétition du premier vers au début chaque strophe.
Comme une sorte de refrain, elle accentue l’appel de la poétesse, son apostrophe à l’air, l’invitant à danser donc l’aspect musical et rythmique de la chanson qui, faute de pouvoir l’entendre, est visualisé par les mots
A cette répétition formelle s’ajoute d’autres types de répétitions.
La répétition de mots:
Le choix des mots qui se répètent dans le poème est significatif. Nous avons d’abord la répétition du syntagme ‘ixarrisven yeccuren’ (idées, pensées pleines). Le nom ‘ixarrisven’ mis au pluriel prote une charge sémantique forte. Il traduit un état moral et psychologique de l’auteur : sa tête (azedjif-inu) pleine de pensées et de réflexions est signe de préoccupations intellectuelles,
d’inquiétudes, d’obsessions, qui lui triturent l’esprit et la ronge de l’intérieur. C’est le signe aussi d’une peine enfouie, d’une crise qui fermente en dedans comme l’indique l’expression «yeccuren s wezway » (malaise, crise).
La répétition des structures:
Plus fréquente, elle consiste à reprendre la même structure syntaxique. Elle peut être une structure prédicative :
Tameàra d tameàra-ynu Necc d necc Abrid d abrid-inu qui ont une valeur assertive, affirmant avec détermination la volonté de se confirmer, de résister, de survivre, d’exister.
Elle peut aussi être verbale à valeur métaphorique :
gharsv-ayi d timeghrusvin Zuzr-ayi d tyarzawt i wadvu Sird-ayi recfen n tudart
Temmuded-ayi d rehriq x wennedvni Les verbes injonctifs traduisent les invocations du moi souhaitant de toute sa force une métamorphose qui à chaque fois prend une forme différente matérielle et lugubre (crefen n tudart), ou immatérielle, abstraite, esthétique (timeàrusvin), ou affective ou morale (tayarzawt, rehriq), dotée d’une valeur négative et destiné à l’autre, comme un souhait de mal ( … i wadvu ; …x wennedvni).
Presque la même structure se retrouve dans les vers suivants :
Sudv tamja n zzman
Sudv tamja n rwehran
Le verbe svudv se rapporte à la fois au domaine musical (jouer d’un instrument à vent) et domaine de la nature et du temps (souffler, venter). Il est donc doublement significatif, puisque l’instrument à jouer n’est plus le même : c’est celui du temps (tamja n zzman), de son fardeau, de ses peines ; celui aussi de la lassitude, de l’ennui, de la fatigue physique et morale qui s’ensuivent (tamja n rwehran). Ainsi l’instrument réel (tamja n uàanim) est supplanté par l’instrument symbolique et métaphorique et y souffler c’est extérioriser les maux intérieures, hibées.
La dernière structure répétitive figure dans la dernière strophe :
Axmi gha mteà ad faqegh
Axmi gha rugh ad sqaregh
Axmi gha wyuregh ad dewregh
Elle est d’une valeur temporelle qui situe le procès de l’action dans le futur. Elle insiste sur les actions à venir, envisagées. C’est donc un projet à accomplir et où le moi s’accomplira sous une image nouvelle.
La personnification :
Abondamment exploitée dans le poème, elle s’exprime au moyen des nombreux verbes d’action que l’auteur attribue à l’air. Ils se rapportent au
champ lexical de la musique et plus précisément du danseur. Ainsi, les verbes « cdveh, ghennej, gharsv, zuzr » renvoient au domaine humain de la production, de la diffusion et de la présentation artistiques. Ils évoquent aussi la joie, l’amusement, la distraction. L’auteur attribue ces qualités et actions humaines à un élément naturel auquel il demande /ordonne de lui présenter un spectacle unique pour une occasion exceptionnelle qu’est son mariage «tameghra d tameghra-yun ».
Mais ce qui est étonnant ici, c’est que si la fête a besoin de danse, de musique, d’habillement et de toilette spéciale, l’auteur elle cherche un vêtement tout à fait imprévu et frappant par son aspect lugubre : « Sird-ayi d recfen n tudart », comme s’il s’agissait, non d’une fête nuptiale, mais d’une cérémonie funèbre à grande échelle puisque l’air étendra ce linceul, ce deuil partout où il souffle, comme un souffle mortel. De et l’aigreur vindicative puisqu’elle souhaite amertume et regret « tayarzagt i wadvu » et douleur poignante pour l’autre « temmunded-ayi d rehriq x wennedvni » (tresse-moi douleurs pour l’autre). Cette présence de la mort est renforcée davantage par les expressions « sudv, war teqqim, tessufugh-d marra min day-s deg wur-inu » qui renvoient effroyablement à l’agonie, au dernier souffle de la vie, à la sortie de l’âme ».
Où s’agit-il alors d’un deuil que la poétesse porte pour une phase de sa vie qu’elle enterre, pour ensuite revivre « axmi àa mteà ad faqeà » ? Nous soulignons encore une fois ici la recherche de la contradiction, de l’association des extrêmes, qui trahit une double postulation intérieure qui a le
pouvoir, au niveau de l’expression, de surprendre le lecteur, de le dérouter, de le faire agir et souffrir dans la recherche d’une signification.
La métaphore :
La métaphore a ici un rôle pictural et lyrique.
En effet, grâce aux mots, aux images créées, le tableau de la description intérieure : le moi (l’être de l’auteur) est dans un état d’alanguissement, de lassitude. C’est le cri d’une âme peinée, souffrante, endolorie qui se dégage de cette flûte :
Tamja n zzman
Tamja n rwehran
Ces images ont un caractère plastique qu’on pourrait qualifier de surréaliste où un objet concret (tamja) s’associe à un élément abstrait pour donner naissance à une construction dont le sens n’est pas acquis au premier regard/décodage.
Ce sont aussi des métaphores qui surprennent le lecteur par cet aspect même mystérieux, abstrait, relativement orienté par les mots au sens accessible « zzman, rwehran ». ces derniers expriment les sentiments et les sensations profondes de la poétesse : poids et fardeau du temps, abattement et lassitude morale, qui précèdent l’état final de l’agonie, de la mort Tamja n ughanim war teqqim Tessufugh-d marra min day-s deg wur-inu.
L’antithèse :
Cette double postulation qui marie les oppositions et associe les extrêmes se trouve plus explicitée au moyen des antonymes qui foisonnent dans le poème : ghennej, cdveh ≠ asqar
àennej ≠ tayarzạwt
cdveh ≠ rehriq, rwehran
tameghra ≠ recfen
tudart
faqegh ≠ mtegh
sqaregh ≠ ruà
wyuegh ≠ dewregh
Ces constructions antithétiques nous peignent un monde poétique antinomique où se distinguent un espace euphorique, celui de la danse, du chant, de la fête, de la joie « cdveh, ghennej, tameghra », et un espace funeste, dysphorique, douleureux :
« rehriq, tayarzvawt, ruà, mtegh, rxehṛan ».
La deuxième série d’antonymes se situe dans une autre dimension, dialectique, de dépassement et de renaissance. Le cycle de la vie, du moins d’icibas, est inversé :
Mtegh (mort) ---- faqegh (réveil, vie, renaissance)
Rugh (cri, douleur, pleurs) --- sqaregh (silence, apaisement)
Wyuergh (départ, exil, mort) --- dwergh (retour, réapparition)
C’est une vision de l’existence où la poétesse se fait re-créatrice du monde, de son monde. C’est un acte de résurrection où le retour à la vie fait suite à la mort annoncée, dispersée et semée par l’air (vers 7-9).
C’est un acte donc de résistance, l’expression poétique de l’instinct de la vie contre le temps et de la lutte contre la mort et le néant. Cet attachement viscéral à la vie, à la survie, à l’être dans sa figuration différente se trouve confirmé dans le vers clôturant le poème : une forte affirmation de soi, une détermination imperturbable :
Necc d necc abrid d abrid-inu.
CONCLUSION
Nous avons ainsi vu comment la poétesse, au moyen de la métaphore, de la répétition, de la personnification, de l’antithèse, réussit à créer et figurer un monde intérieur qui se resserre sur un son moi, où elle se sent étouffée, lasse, triste. Elle investit le champ lexical de l’art, qui sorte une scène euphorique qui contraste avec une représentation négative et dysphorique des sensations intérieures, des préoccupations qui triturent l’esprit de la poétesse.
De cette opposition fondamentale, de ce dilemme existentiel, surgit le sursaut de la conscience, la voix de l’instinct de vie qui lutte contre le temps, la victoire de la vie sur la mort, réelle ou symbolique. La poétesse réussit, comme un phénix, le défi de ressurgir, de renaître. Sa victoire, poétique, est donc réalisée.
Avec Fadvma El Ouariachi, Aicha Boussnina,
Mayssa Rachida El Marraki est l’une des ces écrivaines amazighes qui ont une initié l’écriture ‘‘féminine’’ et l’expérience de la production littéraire amazighe. Mais elle se démarque nettement des poètes et poétesses de la première
génération. Son langage poétique se distingue nettement par ses images surprenantes, qui dépassent les images traditionnelles qui puisent dans le monde concret (végétal et agraire).
Ses images déroutantes, inattendues, versent dans l’abstrait, se construisent comme un travail intellectuel et plastique. Son expérience poétique, son écriture, contribuent ainsi à rénover le langage poétique, à forger un discours poétique autre, qui ne sont pas sans bousculer les horizons d’attente des lecteurs.
Source: tawiza.net No 129 janvier 2008