Mercredi, c'est mon jour de repos; et je m'ennuie, quand je ne bosse pas; et dire que j'attends cette journée toute la semaine (en dehors du weekend, bien sûr, où je m'ennuie aussi). Pourtant j'ai un tas de travail en souffrance; comme d'habitude, je vais le laisser s'accumuler; des dossiers à revoir, depuis un mois; au bureau ça commence à râler; gentiment, bien- sur, par des allusions. Et ce courrier que je devrais faire, depuis l'été; des lettres de remerciements, un catalogue promis, un colis à envoyer (un tableau pour une personne qui me le réclame depuis Noël dernier, que j'ai fini d’ailleurs et qui traine sous le canapé; une scène de corrida, quelle horreur! J'estime l'avoir bien réussi, quand même, dans le goût actuel, c’est dire comme c’est nul !).
Je m'extirpe de la maison péniblement mais je suis déprimé de rester devant mon ordi, de voir tout le ménage qu'il y a à faire, les monceaux de linge à ranger. Je m'habille dans mon style débraillé; un vieux djean et un pull moche déformé qui me tombent sous la main ; j'ai l'air d'une crapule, mais cela m'est égal; j'attends des plombes le bus; voilà ce que c'est que de ne pas consulter les horaires. Mais j'ai toujours été comme ça, jamais prévoyant; j'ai horreur de me prendre la tête avec des futilités. Je sens dans le regard du chauffeur, des passagers, de l’apitoiement, de la crainte, un petit air de mépris pour ma dégaine de voyou, sans doute. Quand on est Nord africain on développe un sentiment aigu de parano. Je me sens irascible, les gens me font horreur, ce qui n’arrange rien; je me planque dans un siège resté vide, tout à l'avant du bus, alors qu'ils sont tous agglutinés à l'arrière, ces veaux. C'est parfait, comme ça je ne vois pas leurs tronches de merlus; et eux ne peuvent voir mon air d'abruti.
Je descends au terminus, je vais à l'agence des transports urbains, recharger ma carte; on est le premier mercredi du mois, la sirène de midi me le rappelle; j'ai faim, ça me rend encore plus nerveux. Il y a une file monstre devant l'agence; il va me falloir patienter au moins une heure. Dès que je m'installe dans la file je regarde les visages ; j’adore observer les gens, surtout la queue qui s’allonge derrière moi ; ça me réconforte d’avoir de l’avance. Trois jeunes étudiantes allemandes font les marioles; il y en a une, dix- huit ans à peine, qui porte un short au ras des fesses. Mon dieu qu’elle est agréable à regarder, dans cette foule glauque ! Mon regard est attiré par une jeune femme maghrébine, en djellaba et hijab, les yeux fardés au khôl, qui passe le temps en parlant fort au téléphone, en arabe, dans le silence général. Désir de se faire remarquer davantage, dans le public, sans doute. L’hôtesse d’accueil dans le hall, un grande blonde anorexique se donne l’air important, sûre d’elle, fait mine d’accomplir son devoir, faire patienter les gens; je lui demande un renseignement, au cas où elle me rendrait service. Pourquoi ma carte a été bloquée. Cette imbécile ne comprend rien, me donne un formulaire à remplir, où l’on me demande mes coordonnées bancaires. Elle m’agace, me parle d’un ton arrogant, enfin, je le ressens ainsi, vu qu’elle porte un uniforme et que je suis attifé comme un plouc ; elle voudrait que je renonce, me renvoie à la S.N.C.F. mais je l’envoie balader ; j’y suis, j’y reste.
Arrivé finalement aux guichets où trois agents palabrent en souriant bêtement, normal, elles sont assises, compatissante la préposée me comprend, me débloque ma carte ; j’ai bien fait de ne pas écouter l’autre conne de blonde. Je sors de l’agence, affamé et mon mal de dos à son paroxysme; je devrais me prendre une carte d’handicapé prioritaire, pour ne plus subir cette torture. Dans la rue on voit que c’est le jour de l’aïd, fin du Ramadan; des bandes de jeunes beurs, des ados, donc des crêtins, sont de goguette dans leurs habits de fête; ils sont contents de ne pas aller à l’école ce jour et ils le font savoir; bruyants, s’empiffrant de kebabs et de sodas, ils déambulent en écoutant leur zik horripilante sur leurs portables, du RnB sirupeux et du rap abrutissant. Têtes à claques. J’entre dans une librairie et je trouve un peu de paix dans les rayonnages des livres ; j’espère trouver un bouquin qui me botte. Mais j’ai faim et j’ai mal aux vertèbres, à force de rester encore debout ; je consulte machinalement les auteurs confirmés, ceux à la mode, et ceux dans les présentoirs. Ils m’agacent tous, dès la première page lue, je les remets à leur place. Finalement j’achète trois romans classiques et un recueil de poésie à offrir.
Je reprends mon bus et je rentre chez moi, je mange à ma faim, je regarde les actus, me passionnant ces jours- ci pour la débâcle financière. J’aimerais que ça aille pire, si ce n’est la courbe de chômage qui risque de s’envoler et le pouvoir d’achat de gonfler, comme si il n’était pas déjà limite.
Allez, il faudra bien le faire, ce ménage ! Il n’y a que ça qui me soulage de mes douleurs et de mon ennui…