Deuxième partie: Cette fois- ci les sourires réapparurent sur les visages. Même les prétendantes au trône eurent l’air réjouies et reprirent espoir. Le juge- bouffon consulta son sablier puis récolta les réponses : " Aha ! S’exclama t- il en regardant sa tablette. Ca progresse, ça progresse ! Ne nous arrêtons pas en si bon chemin ! Continuons ! »
« Quand je suis plein alors je chante, quand je suis creux je me lamente, sans moi tu ne peux rien faire, et tu ne vis que pour me satisfaire ! Qui suis- je ? »
Cette fois - ci le public parut encore amusé, il y eut des rires car la réponse semblait facile et drôle pour beaucoup. Les princesses de beauté, plus ou moins souriantes, donnèrent leurs réponses et le jeu se poursuivit.
Amray, quoique attentif aux questions du bouffon royal, jetait de temps en temps un regard sur la domestique qui écoutait les énigmes, toute aussi attentive que les autres personnes ; elle se tenait à côté de ses autres collègues serviteurs, car le chambellan leur avait donné la permission de cesser leurs tâches, sur ordre de la reine, pour participer comme tous au jeu. Akuk reprit ses questions :
« J’aime porter plusieurs habits, on pleure quand on m’apprécie et mon odeur déplaît aussi. Qui suis- je ? »
Visiblement, de nombreuse candidates trouvèrent la solution, elles semblaient contentes de souffler leurs réponses au juge qui souriait de plaisir. Leur joie fut de courte durée, car après avoir comptabilisé leurs points le maître du jeu déclara :
_ Bien ! La première partie du jeu s’est bien déroulée et nos princesses s’en sortent plutôt bien. Nous allons maintenant commencer la deuxième manche, un peu plus difficile... Alors soyez tous plus attentifs. Voici la sixième énigme :
« Libre, je cours par monts et par vaux, sans couleur et sans odeur de peau, dure comme la pierre quand j’ai froid aux os, et je m’envole si haut quand j’ai très chaud ! Qui suis- je ? »
A ce stade les choses se corsèrent un peu et l’atmosphère devint plus sérieuse. Plus personne ne jubilait, on suivait la procédure du juge qui commençait à avoir une attitude plus sévère. On attendit la septième énigme qu’on écouta dans le plus grand silence :
« Je revis lorsqu’on m’enterre, car je donne ma vie pour mes frères, et chaque été je reviens, riche et fier ! Qui suis - je ? »
Le même manège du juge reprit ; les jeunes filles semblaient de plus en plus désemparées. Même le roi paraissait renfrogné et on eût dit qu’il était dépassé par la difficulté de la question. La reine restait impassible et Amray contemplait la servante qui était absorbée par le jeu. Mais à un moment leurs regards se rencontrèrent un court instant et ils furent comme subjugués l’un par l’autre. Ils durent se ressaisir lorsque Akuk interrompit le silence qui régnait dans la salle :
« Impalpable et léger je suis. Sans pieds ni tête je m’enfuis ; je ne me repose ni le jour ni la nuit, et j’emporte tout, sans faire de bruit... Qui suis- je ? »
L’attention était à son comble ; personne ne semblait élucider ce nouveau mystère mais chacun essayait de trouver seul la réponse malgré la difficulté ; même la reine n’avait pas le droit de souffler mot à son auguste époux fort ennuyé par ce jeu de plus en plus compliqué. Le bouffon du roi, mi- sérieux, mi- amusé, nota les réponses des filles puis continua :
« Quand on me donne je guéris les vieilles blessures, j’efface toutes les larmes, j’apaise les cœurs durs, j’étouffe les feux mal éteints qui perdurent, j’apporte la lumière dans les âmes obscures, j’enterre le passé et j’ouvre le futur... Qui suis- je ? »
Parmi l’assistance ce fut le summum de la perplexité ; les pauvres candidates étaient effarées sur leurs sièges, elles avaient perdu de leur superbe du début. Le monarque se tassait dans ses coussins royaux, se grattant la barbe nerveusement, n’ayant pas l’habitude d’être éprouvé au- delà de ses capacités. Le jeune prince quant à lui souriait béatement, il semblait rêvasser, comme à son habitude il regardait dans le vide, mais en fait il contemplait la jeune servante qui ne le quittait plus du regard, désormais. Une merveilleuse connivence était née dans leurs deux cœurs et malgré leur différence de rang il y avait un sentiment d’amour sublime qui les unissait et que personne ne remarquait, tant l’attention de toutes les personnes présentes était concentrée sur le bouffon - sage, qui levait déjà la main pour délivrer sa dernière énigme :
_ Nous voici donc arrivés au terme de notre jeu, alors écoutez bien cette question :
« Plus tu me donnes, plus je t’enrichis et jamais je ne t’appauvris. Qui suis- je ? »
Tous attendirent patiemment que le sablier s’écoulât deux fois et c’est avec soulagement qu’ils accueillirent la fin de l’épreuve. Ils attendirent que Akuk procédât à l’annonce des résultats, car il était en train de compter les points obtenues par les jeunes filles, qui semblaient avoir perdu toutes illusions. Après un moment d’attente il releva son regard vers l’assistance et déclara :
" Une seule de nos charmantes candidates a trouvé quatre bonnes réponses ; quatre ont eu trois réponses exactes sur dix, quatre n’ont élucidé que deux énigmes et l’une des jeunes filles n’a pas daigné participer à ce jeu car elle n’a marqué aucun point ! Mais ce n’est plus à moi de conclure cette séance divertissante, mais à notre charmant prince qui est le véritable maître du jeu ! »
Le prince se mit debout et après un moment d’hésitation il parla si doucement que tous étaient obligés d’écouter attentivement son discours :
" Mon cher Akuk, je te félicite pour ton jeu si subtil et divertissant ; malgré la difficulté de quelques unes de tes questions je suis certain que tous ici ont passé comme moi un agréable moment. Je tiens à féliciter nos candidates si courageuses et il faut l’avouer, peu d’entre nous auraient fait mieux qu’elles. Comme j’ai l’honneur de présider cette cérémonie, j’aimerai dire un secret merveilleux que la nature m’a appris : ce sont parfois les fleurs les plus anodines, celles qui sont dénuées de charme et de couleurs vives qui exhalent les parfums les plus suaves ; les pierres précieuses également, l’or, les rubis et les diamants, ne se trouvent t -ils pas dans la boue, au creux de la terre et dans les remous des torrents ? A plus forte raison l’être humain recèle aux tréfonds de son âme ce qu’il a de plus beau en lui : la bonté, la patience, le courage, la sagesse, la liberté de l’esprit et la force du pardon, l’espérance et l’amour surtout sont des qualités précieuses, invisibles à l’œil nu, des trésors inestimables et impérissables que l’on ne peut ni acheter, ni imiter, ni déguiser sous des vêtements d’apparat, hériter avec la couronne d’un roi ou trouver dans les pans des robes immaculées des prêtres. Seules la providence, les épreuves de la vie et l’attention de parents vertueux peuvent nous prodiguer ces richesses toutes intérieures... Tout ceci vous le saviez, mais je tenais à l’exprimer avant de clore ce jeu. Maintenant, y a t- il parmi vous des personnes qui ont trouvé cinq bonnes réponses ? »
Beaucoup de personnes levèrent la main et Akuk les consulta secrètement ; puis Ameray demanda à ceux qui avaient six bonnes réponses de se manifester à leur tour. Le bouffon du roi vérifia leurs dires et parmi eux il y avait le roi, assez satisfait de son score. A partir de sept réponses trouvées il y eut beaucoup moins de personnes à se déclarer. La reine s’était manifestée à son tour avec les rares personnes qui avaient trouvé huit solutions ; il y avait avec elle un simple soldat, deux domestiques et un conseiller du roi. Quand Akuk hocha la tête, signifiant qu’ils avaient raison, ils furent très applaudis par le public. Le prince observait toujours la jeune servante, qui n’avait fait signe à aucun moment. Cela l’intriguait et il se demandait si elle n’avait pas du tout participé au jeu. Puis, quand les applaudissements cessèrent, il continua :
" J’espère avoir trouvé neuf bonnes réponses aux dix énigmes ; que ceux qui pensent avoir trouvé autant que moi se déclarent aussi ! »
Et parmi la centaine de personnes présentes au salon seules quatre se présentèrent devant Akuk pour lui chuchoter leurs résultats, et le prince fit comme elles. Un ministre fut éliminé par le juge qui considéra qu’il avait deux erreurs. Ils furent également très applaudis et le roi se leva personnellement pour les féliciter ; il serra fièrement son fils contre lui ; on estima alors que la cérémonie était finie, les convives commençaient à se congratuler et à s’agiter, impatients de connaître les solutions des énigmes et surtout la décision finale du prince. Ce dernier frappa énergiquement dans ses mains pour rappeler tout le monde à l’ordre puis il dit :
" Je réclame le silence absolu, s’il vous plaît, car nous voici parvenus à la fin du jeu. Quelqu’un parmi vous estime t - il connaître toutes les réponses aux énigmes ?"
Pour détendre l’atmosphère Akuk leva la main et s’écria : « Moi ! Moi ! » Et le public se mit à rire. Alors on entendit une petite voix timide dire :
" Mon prince, j’espère connaître les réponses aux dix questions, si vous permettez que je participe. »
Toute l’assistance fut saisie d’étonnement, on cessa de rire et on se pencha pour regarder cette jeune fille frêle, la seule qui prétendait connaître toutes les solutions. Le jeune prince stupéfait resta interdit et ce fut la reine qui répondit à sa place :
" Bien sûr que tu as le droit de parler, ma fille, si tu estimes connaître toutes les réponses. Approche- toi, n’aie pas peur et à toi l’honneur de conclure. »
La jeune fille avança, toute hésitante, puis d’une voix distincte elle énonça les réponses les unes après les autres :
" Pour la première énigme, nous savons tous que c’est l’arbre qui se dénude l’hiver ; la réponse à la deuxième question , c’est le feu qui consume tout sur son passage, poussé par le vent, réduisant tout derrière lui en cendres et en charbon. Bien - sûr, ce sont le Soleil et la Lune qui parcourent le ciel sans jamais se rencontrer ; pour la quatrième énigme il s’agit du ventre et nous connaissons tous la nécessité de manger et la tyrannie de la faim. La cinquième énigme, mon bon prince, concerne l’oignon ; la sixième la réponse est l’eau car rien ne l’arrête quand elle coule, elle devient glace quand il fait froid et s’évapore quand il fait très chaud. Pour la septième énigme il ne peut s’agir que de la graine : lorsqu’elle est semée elle reprend vie, donnant naissance à un épi de blé doré plein de nouvelles graines. La huitième réponse c’est le temps, car il est impalpable, sans début ni fin, jamais il ne s’arrête et en effet il emporte tout dans son cours silencieux. Pour l’avant dernière énigme il ne peut s’agir que du pardon ; en effet lui seul apaise les cœurs amers et efface les rancœurs, les disputes cessent, on oublie l’offense subie et on peut alors renouer de nouveaux liens. Pour finir, il n’y a qu’une seule chose que l’on peut donner sans compter et qui nous grandit, c’est l’amour : plus on en donne plus nous sommes heureux, épanouis et aimés en retour... »
Toute l’assistance était sidérée par la justesse des réponses de cette modeste domestique et l’on trouvait que ses paroles tombaient sous le sens, tellement évidentes et vraies, on la regardait avec admiration en attendant que le bouffon- juge donnât son verdict final. Elle voulut regagner sa place, se dissimuler parmi les convives et les domestiques mais Amray la retint auprès de lui .
" S’il te plaît, reste ici auprès de moi ! Akuk, à toi de parler ! »
Le bouffon était aussi ébahi que les autres et pour exprimer son admiration il dit à la jeune fille :
" Mademoiselle, je vous félicite pour votre sagacité et votre sagesse. C’est bien la première fois que quelqu’un réussit à résoudre toutes mes énigmes ! »
Il y eut alors des applaudissements, des bravos et cette fois- ci ce fut la reine qui s’était levée pour l’embrasser et la serrer contre elle pour lui témoigner toute sa sympathie et son estime. Et tout en la tenant dans ses bras elle dit à son fils, qui semblait aux anges :
" Amray, je crois que tu as trouvé la Perle précieuse, celle qui se cache dans sa modeste coquille. Je vous ai observés durant toute la soirée et je sais que vous vous aimez... On ne peut pas cacher ces choses à une femme, surtout à une maman... »
Puis elle se retourna vers son mari qui ne disait mot, dépassé par les événements :
" Alors, qu’en pensez- vous, cher ami ? »
" Heu... » Balbutia- il, « S’ils sont heureux et consentants tous les deux, je ne peux que les bénir et leur souhaiter tout le bonheur du monde. »
Et il y eut une salve d’applaudissements, des vivats et la fête reprit de plus belle. Même les jeunes filles candidates au mariage avec le prince félicitèrent la princesse élue, l’embrassèrent et lui firent leurs vœux de bonheur. Seul Akuk marmonnait encore des énigmes, mais plus personne ne voulait l’écouter.
La jeune servante et le jeune prince se marièrent au printemps suivant, comme convenu ; ils eurent de beaux enfants si sages et si doux qui comblèrent de joie le vieux roi et la reine et la vie reprit son cours paisible au royaume des oasis, où la rocaille et les sables sont le refuge des amours les plus exquises.
Atanane