LE COBRA
A la mémoire de mon ami
Aziz EL FAROUKI
L’arganier lui fait de l’ombre. Il fait douloureusement chaud. Adossé au tronc de l’arbre épineux, il transpire à grosses gouttes. Il prend un fichu, te trempe d’eau, le met sur son crâne dégarni et le couvre de son chapeau de paille, espèce de panama, appelé " Taraza" par les gens de la région. Il sait que dans un instant, le fichu sera aussi sec que son gosier altéré, mais une petite sensation de fraîcheur dans cette canicule infernale lui fait beaucoup de bien. Il prend son bidon empli d’eau et boit avidement laissant l’eau couler sur sa barbe, sur sa poitrine, sur son bas ventre, entre ses cuisses. Il tressaillit. C’est agréable mais très éphémère. Il regarde ses chèvres et ses boucs allongés sous les arganiers, immobiles, à l’abri du soleil puissant du sud, qui s’entête à taper de toutes ses forces sur tout ce qui respire. Avec la complicité du " chergui" dont les assauts brûlent tout ce qui vit, ce soleil cruel et impitoyable règne en maître absolu sur les êtres et les choses. Son chien, allongé à même le sol ocre, à ses côtés, halète sans cesse, remuant nerveusement la queue pour chasser quelques taons avides de son sang chaud.
Abbas se demande ce qu’il fait là, cramant bêtement dans cette fournaise. Son troupeau, chétif et osseux, doit tout de même paître même s’il n’y a presque plus rien à brouter. Et la pluie qui a boudé la région depuis longtemps. Si cette sécheresse fatale perdure, il sera obligé de vendre sa vache et ses chèvres. C’est mieux que de les voir mourir de faim et de soif. Il regarde avec affliction cet environnement hostile, sinistre, austère et stérile et ne voit rien. Il regarde avec impuissance cette désolation où toute trace de vie est presque anéantie. Il n’y a que les lézards, les serpents et les scorpions qui semblent à l’aise, indifférents à la chaleur et à la sécheresse. Abbas se souvient des jours fastes de son enfance, à l’époque où la pluie était ponctuelle et clémente. Il revoit les champs de blé et de maïs à perte de vue. Il revoit les vergers verdoyants, les potagers, les arbres fruitiers. S’il disait à son fils qu’il y avait là, il y a longtemps, des figuiers, des grenadiers, des abricotiers, des pêchers ? S’il lui disait qu’il y avait là, il y a longtemps, des noyers, des amandiers, des orangers, des citronniers, son fils aurait beaucoup de mal à le croire puisque leur terre ne donne à présent que « Taknarite » (les figues de Barbarie) que l’enfant s’amuse à appeler " le dessert de l’âne dans le désert" !
Abbas se souvient … La terre était généreuse, prodiguant ses biens avec abondance et le ciel miséricordieux. On menait une vie paisible dans l’insouciance et la quiétude. On ne manquait de rien et personne ne se doutait qu’un jour le Seigneur ferme ses robinets célestes pour que tout devienne sec, tari, halé, cramoisi, squelettique, apocalyptique.
Abbas se souvient … Son douar était un havre de paix et de bonheur, un petit éden qui sentait le basilic, le henné, le laurier rose, le thym, le jasmin, le rosier, l’absinthe, la menthe. Abbas se souvient …les hommes étaient forts, braves, loyaux et candides. Les femmes étaient belles, charnues, gracieuses, et pudiques. Les enfants étaient grassouillets, espiègles, mignons et en bonne santé. Les nuits d’été, après la moisson, on dansait sous la protection de la lune, envoûtés par le rythme du " bendir ", la mélodie de la flûte, le chant des hommes, les youyous des femmes, les ovations des vieux, les rires des enfants. Le village vivait. Abbas se souvient …
Il se revoit tout petit, jouant dans la boue de l’oued. Après la crue, il allait avec les bambins de son âge passer la matinée sur la rive argileuse de l’oued qui passait au beau milieu du village. Ils façonnaient différents objets. Imitant les potiers, ils s’amusaient à fabriquer de petits camions à benne, de petites voitures, de petits transistors, de petits tagines avec leurs couvercles, de petits braseros sur lesquels ils mettaient les petits tagines une fois qu’ils avaient été tout à fait secs. Ils préparaient un déjeuner imaginaire. Ils riaient dans le vent, se chamaillaient, se taquinaient, criaient, plaisantaient avec une innocence aussi puérile que paysanne. Abbas, lui, préférait modeler des statuettes. Il pétrissait d’étranges formes animales et humaines dans des postures bizarres. Certes, elles étaient toutes biscornues, mais pour le petit artiste, elles étaient parfaites. Un matin de printemps, il eut l’idée ingénieuse de modeler deux formes représentant Adam et Eve dont son grand-père lui avait raconté l’histoire, la veille, dans le but de lui donner sa première leçon d’Education Religieuse. Afin de bien distinguer les deux statuettes, il mit à "Eve" une fissure au bas ventre ; en guise de vagin et apposa à son" Adam" un phallus en érection entre les jambes. Il mit ses deux chefs-d’œuvre à sécher au soleil, sur un galet, les contemplant avec satisfaction, fierté et admiration. Soudain, la voix de stentor de son père le fit sursauter, le réveillant subitement de sa méditation artistique. Les autres mioches avaient déjà déguerpi en voyant le père venir sans l’avoir prévenu à temps du danger paternel. Le père cria d’une voix qui fit fuir les oiseaux : « Au lieu de patauger salement dans la boue, va aider ton frère à garder le troupeau, vaurien !... C’est quoi ça ? Montre voir !
-Ce sont les figurines de " Sidna Adam" et de" Oumouna Hawa".
-Très intéressant ! Joli travail d’artiste ! Merci Seigneur, nous avons un sculpteur modeleur dans la famille ! Grâce à toi, on nous envie dans tout le douar. Bravo ! »
Abbas regarda son père en souriant fièrement. Le père prit les deux statuettes " obscènes"et les lança violemment au milieu de la rivière et une main paysanne aussi large qu’une palme s’abattit soudainement sur la joue halée du petit Abbas qui tournoya comme une toupie et s’affala sur son séant, dans la boue. Il vit des étoiles multicolores en plein jour. Ce jour là, Abbas eut son premier
cours d’Education Sexuelle : « Il est formellement interdit de montrer les organes sexuels de l’homme et de la femme, même ceux d’Adam et Eve. Et le
fait de les montrer s’appelle "Exhibitionnisme" ! » Abbas comprit très tôt que cette partie de l’anatomie humaine devait rester cachée, secrète, taboue. Mais pourquoi ce problème ne se pose t-il pas aux animaux ? Le bouc ne fait –il pas la cour à sa chèvre en lui bêlant des obscénités dans son langage de bouc, sans gène et sans retenue ? L’âne n’exhibe-t-il pas son énorme " bâton"s’évertuant à chevaucher son ânesse qui lui donne de terribles coups de sabots qui, paraît – il, ne lui font aucun mal et qu’il prend pour des caresses ? Leurs ébats amoureux en pleine poussière ne sont-ils pas la preuve tangible de leur perversion et de leur outrecuidance ? Et le chien et la chienne qui restent collés l’un à l’autre et refusent de se séparer malgré la cruauté des enfants qui les lapident sans pitié ? Le petit Abbas n’avait nullement besoin d’une explication scientifique ou d’une ratiocination confuse. Il comprit tout seul (avec sa petite cervelle de paysan qui n’avait pas la chance d’aller à l’école comme les enfants de la ville la plus proche), que les animaux agissent par instinct, donc en toute liberté. Par contre, l’homme est tenu de respecter scrupuleusement des normes, des lois, des règles, des codes dictés par la religion, les coutumes, les traditions, l’usage, le Mekhzen, le Seigneur ; Il n’est donc pas aussi libre qu’il en a l’air.
Abbas se souvient de cette matinée printanière et de cette gifle paternelle et sourit. Comme cela est loin maintenant !
Juste après sa puberté, son père se pressa de le marier : Un jeune ne doit pas rester célibataire, c’est malsain. Il doit fonder une famille, devenir un homme digne et responsable. Et sa future épouse sera la bienvenue à la maison patriarcale ; une main en plus soulagera les autres dans les besognes quotidiennes interminables. Abbas épousa "Hniya", la fille aînée des "Aït Albergui" ; une famille modeste, humble et honnête. Les femmes des "Aït Albergui" avaient la renommée d’être fortes, courageuses, dégourdies, économes, résistantes et chastes. Son grand- père lui raconta l’étrange histoire de l’aïeule de Hniya ; la téméraire"Bacha"qui brava l’homme le plus puissant du village à l’époque. Le grand- père dit : « chaque fois que l’oued était en crue, les paysans se pressaient d’irriguer leurs champs. Son mari étant souffrant et alité, Bacha prit sa bêche et alla au champ. Elle creusait un canal d’irrigation qui relierait le ruisseau à son champ lorsque le puissant "Ali oubihi" arriva avec ses fils. Il ordonna que l’eau du ruisseau aille d’abord irriguer ses terres avant celles des misérables. Bacha lui expliqua qu’elle était là avant lui et qu’elle avait donc la priorité et que cette eau était celle de Dieu et que Dieu ne faisait aucune différence entre les pauvres et les riches. L’homme brandit sa pioche et fonça sauvagement sur la paysanne qui évita de justesse le coup fatal de la pioche. L’agresseur n’eut pas le temps de relever son arme ; Bacha, forte et souple, le prit par la nuque, l’enfonça dans l’eau du ruisseau et ne le lâcha plus malgré les coups de poing de ses fils qui pleuvaient sur son dos. Quand elle le lâcha enfin, il était presque mort d’asphyxie. Ses enfants l’emmenèrent chez lui en piteux état. Il garda le lit et ne sortit plus de sa chambre, indigné et honteux d’être battu par une femme ! Deux mois plus tard, le puissant "Ali oubihi" mourut de honte et d’inanition. Depuis ce temps, les femmes des "Aït Albergui " étaient respectées, craintes et honorées jusqu’à nos jours. Je te jure, petit, que cette histoire est vraie. »
Asuivre...