Abbas se souvient et sourit … Il était fièr d’épouser une femme de bonne réputation et d’une telle renommée. Il l’aima, la choya, la cajola, la gâta et se plia à toutes ses volontés. Elle aussi lui était fidèle, dévouée et obéissante. Ils s’entendaient à merveille et toutes leurs nuits étaient nuptiales. On donnait en exemple leur bon ménage et leur complicité. Ils étaient "Kaïss et Leïla" du douar. On les jalousait et on voulait tellement vivre leur amour et leur bonheur. Abbas se souvient et sourit … Hniya était jeune, débordante de vie, longiligne, brune, bien en chair, d’une beauté raffinée et naturelle. Tout en elle était lascif et sensuel : Ses grands yeux noirs de gazelle vous hypnotisent quand elle vous regarde droit dans les yeux mais elle fait vite de baisser les yeux par pudeur et timidité. Ses longs cheveux noirs et épais la couvrent presque entière lorsqu’elle dénoue ses tresses. Sa bouche en forme de cœur aux lèvres appétissantes lui donne un sourire d’une créature d’éden. Ses seins comme des grenades mûres, ses longues cuisses charnues et ses hanches qui se balancent à chaque pas lui donnent une allure somptueuse. Et quand elle rit, des roses éclosent dans votre cœur et des oiseaux gazouillent dans votre tête. Quand elle danse, le temps s’arrête et le soleil s’allume en pleine nuit. Hniya ne voyait en cela rien d’exceptionnel. Elle se comportait de manière tout à fait naturelle sans se douter du volcan qu’elle allumait dans le corps des hommes qui contemplaient sa beauté féminine en la dévorant des yeux. Quand les autres femmes faisaient allusion à sa beauté exceptionnelle, elle disait en rougissant : « Ouili ! ne parlez pas de ça ! C’est Hchouma ! » … Abbas, jaloux des regards des autres mâles, suppliait sa femme d’éviter de sortir. Il aurait tant voulu lui offrir un palais des Mille et Une Nuits et l’entourer d’esclaves, de servantes et d’eunuques! Mais il n’était qu’un pauvre paysan démuni. Mais il était comblé, épanoui et baignait dans le bonheur.
Abbas se souvient … Et le spectre de la sécheresse commença à planer sérieusement sur le village. L’eau devint une denrée rare. Il fallait parcourir cinq kilomètres à dos d’âne pour l’apporter de la source "Aïn Ghoula" (l’œil de l’ogresse). Et il fallait plusieurs aller – retour par jour pour abreuver le bétail, boire … Cela ne pouvait pas durer. C’était inhumain. Plusieurs villageois fuirent le bled vers les robinets de la ville. D’autres eurent le courage de sauter le détroit de Gibraltar et d’aller à la conquête de l’Eldorado européen. Abbas n’eut pas le courage de quitter sa femme et ses quatre enfants. IL ne pouvait vivre loin d’eux. Alors, tous les moyens de survie étaient bons : Abbas coupait les branches d’arganier à l’insu du garde forestier et les vendait aux fours publics et aux hammams de la ville la plus proche. Il allait aussi trimer comme journalier dans les fermes avoisinantes. Il enfourchait son vélo tôt le matin pour ne rentrer chez lui que tard dans la nuit, aussi exténué qu’un forçat. Tant qu’il pouvait assurer le pain à ses petits, il continuerait. Tant que son épouse était à ses côtés, tant qu’il entendait sa respiration régulière la nuit et sentait l’odeur de sa peau, il continuerait. Il fallait continuer et croire que la miséricorde céleste finirait par descendre et le village redeviendrait paradis. Son attente dura des années mais jamais il ne désespéra, jamais il ne se lassa.
Abbas se souvient et une larme brillante comme une perle coule sur sa joue. Qui a dit que les hommes se cachent pour pleurer ? … Ce jour là, comme aujourd’hui, il faisait chaud. Il était au champ. Sa femme préparait de la semoule pour le repas du soir lorsque ses enfants poussèrent des cris terrifiants. Elle accourut. Ses enfants criaient : « Le serpent ! Le serpent ! » Il était là au beau milieu du patio, dressé sur sa queue, droit comme une quille, aux aguets, prêt à donner la mort, la tête menaçante, les yeux luisants, la langue sifflante et les crocs prêts à sécréter leur venin mortel. Un cobra ! Le plus meurtrier et le plus dangereux des serpents de la région. Et avec cette chaleur, il était encore plus redoutable. Hniya n’en avait jamais vu un de cette taille impressionnante. Affolée, elle eut cependant la clairvoyance de mettre ses enfants à l’abri dans une chambre en leur criant de ne pas sortir quoi qu’il arrive. Elle prit un grand bâton et alla affronter son ennemi, cet envahisseur venimeux. Leur duel fut terrible et interminable. Le bâton qui voltigeait dans l’air, le cobra qui attaquait et reculait, Hniya qui sautait pour éviter ses morsures ; c’était comme une danse saccadée et sans musique. Le cobra était rapide comme l’éclair, flexible, élastique, insaisissable. Il fallait le tuer à tout prix ! Menacé, pris au piège, le cobra se battait pour sa survie, attaquait dangereusement sa rivale en faisant des bons phénoménaux. Hniya devait s’approcher de plus prêt pour ne pas le rater, au péril de sa vie. Elle commença à s’épuiser, s’évertuant à rester vigilante. Elle réussit enfin à le toucher juste sous la tête mais le serpent glissa le long du bâton et mordit la femme à l’avant-bras. Malgré la douleur atroce qui commença immédiatement à lui paralyser le bras, elle réussit à l’achever avant de succomber, inconsciente.
Abbas se souvient et verse de chaudes larmes. Qui a dit que les hommes se cachent pour pleurer ?... Son fils aîné vint le prévenir que sa mère avait été mordue par un cobra. Il sentit quelque chose de froid lui monter des orteils jusqu’à la tête et son cœur se serra tellement qu’il eut l’impression qu’il avait cessé de battre. Il ferma les yeux puis les ouvrit tout à coup et courut chez lui à perdre haleine. Il transporta sa femme à l’hôpital de la ville la plus proche. Il attendit. Une infirmière lui dit que c’était trop tard ; on n’avait pas pu la sauver ! … Le soleil s’éteignit dans ses yeux. Les oiseaux se turent. Les corbeaux voilèrent le ciel. Les chacals hurlèrent. Son cœur se déchira. Il plut dans ses yeux. Il plut des larmes brûlantes. Il plut comme il n’avait jamais plu sur son douar oublié de Dieu.
Abbas se souvient et pleure. Qui a dit que les hommes se cachent pour pleurer ?... Ce jour-là, une partie de lui – même était perdue à jamais. Il devint handicapé. Il ne sourit plus. Son visage devint un masque en colère. Abbas se souvient, allume une cigarette et regarde l’horizon semi- aride qui n’est plus bon qu’à être le refuge des scorpions et des cobras. Abbas regarde fixement l’horizon et ne voit rien … Qui a dit que les hommes se cachent pour pleurer ?
Agadir, le 07/06/2005