… dans une langue taboue
Si le sujet est en lui-même tabou, la langue employée est également taboue. Tout le lexique sexuel en tamazight est réservé dans des cercles restreints à un usage privé. De ce fait, pour éviter d’être gênés, les amazighophones font recours au lexique sexuel de l’arabe classique ou bien du français. Ce problème de l’amazigh est le même en arabe dialectal. Les deux langues paraissent payer le prix de leur vitalité populaire. En ce sens, l’utilisation des termes sexuels de l’arabe classique ou du français ne pose pas de problème car les deux langues ne sont pas pratiquées par la grande masse. Ce problème est encore plus visible chez les clercs qui expliquent en tamazight le rituel de l’abolissement. Afin d’éviter l’utilisation de tout le lexique amazigh qui nomme les parties sexuelles du corps, ils utilisent le lexique de l’arabe classique. Brahim Lasri ne fait quant à lui pas recours aux emprunts de l’arabe classique. Il utilise les mots tels qu’ils sont employés dans la langue amazighe du sud du Maroc. Mais lui aussi, malgré son audace, évite quelques mots les plus obscènes. En décrivant l’amour d’Izil envers Tilelli l’auteur écrit :
« Izil netta ar tt-ittiri s tayri tabrrant, ur d tiddi-ns n ughanim, ur d tinfurin-ns zggwaghnin, ur d snat tarrmmanin zgzawnin gh idmaren-ns, ur d tabudt-lli d-ittagwan gh nnig n tuggas-ns… » (p. 15-16).
« Izil, lui, l'aime à la folie. Il n'est pas attiré par sa belle taille, ni par ses petit lèvres rouges, ni par ses deux grenadines rouges posées sur ses poitrines, ni par son nombril qu’on peut voir au-dessus de sa ceinture ».
Pour sa part, un élève du lycée qualifiera Tilelli par cette expression :
« Awddi khtan tfulki bahra, mach ur t-tkks i wydi » (p. 17).
« Elle est belle comme fille, mais pour faire l'amour elle n'a pas de préférence, elle peut le faire même avec un chien ».
Dans un autre passage l'auteur parle au non de Tilelli :
« Tinfurin-ngh ur sul myagalent yat (…)bbigh-as gh tnfurt n izeddar, ibbi yi gh tnfurt n ufella (…) iga-nn afus s tibbit-inu tazelmadt (…) issutel afus-ns kullut i tibbit-inu (…) izzugz tinfurin-ns ismun-tnt d ddaw-as n umggrd-inu, s idmarn iskchem-tnt d tizi lli illan ngr tibbattin (…) tinfurin-ns lkemnt abud-inu … » (p. 26).
« Nos lèvres se rapprochent, j'ai pris la lèvre en bas, et lui, a pris la mienne en haut. Sa main commence à toucher mon sein gauche et ses lèvres caressent au-dessous de mon cou, se dirigent vers ma poitrine et passant au milieu de mes seins, elles atteignent mon nombril ».
Reconnaissons ici que l’audace de ces expressions est directement liée à la langue amazighe dont elles sont le produit. Leur traduction en français ne pourrait en aucun cas avoir le même impact.
D’une manière générale, la langue d’Ijawwan n tayri se distingue par sa simplicité. C’est la tachelhit la plus proche de celle pratiquée quotidiennement. Le travail sur les mots donne à l’ensemble une dimension littéraire. Par ce choix, l’auteur s’intègre dans la tendance qui tend à normaliser d’abord les grandes variantes amazighes avant de penser à standardiser la langue amazighe. Dans ce sens, contrairement aux auteurs qui font la chasse aux influences extérieures dans le souci de purifier la langue amazighe, l’auteur d’Ijawwan n tayri est très tolérant vis-à-vis des emprunts. Des termes d’origine française comme lbaliza (valise), ttwalit (toilettes), trisinti (électricité), llisé (lycée), libwat (boîtes de nuit), lmutur (moto), trouvent leur place dans le texte. Il en va de même pour des emprunts d’origine arabe tels que kru (louer), ccrab (vins), lqhwa (café), lmut (mort). Mais en même temps, il emploie tout un lexique qui n’a émergé qu’avec la naissance du mouvement identitaire amazigh. Les mots comme tanmirt, (merci), tasfift (cassette), tusdadt (minute), azul (salut), aswir (niveau), tadamsa (économie) ou turda (doute)… etc. font partie de cette catégorie. Ils témoignent de la volonté de l’auteur à s’inscrire dans un courant qui cherche à travailler la langue amazighe au niveau lexicographique. Par ailleurs, on peut également constater que la langue utilisée par B. Lasri reste très proche du parler des jeunes amazighophones citadins de la ville d’Agadir et plus particulièrement de Tarrast, l’un des grands quartiers de la ville d’Inezgane située à l’embouchure de l’Asif n Souss (le fleuve Souss) à quelques kilomètres d’Agadir.
Petites remarques
Un lecteur attentif d’Ijawwan n tayri pourra remarquer l’absence d’une certaine logique dans l’enchaînement de certains événements. Par exemple, l’auteur nous présente Izil comme le fils d’un riche ayant une moto quand il était élève au lycée. Il écrit : « Gh umnid-ns nttat, Izil ur igi amr (…) yan gh tarwa n id bu ihlgan lli gh rad d-tthi mad igguten d tarragin » (p. 17). (Pour elle, Izil n’est qu’un fils d’un riche dont elle peut profiter). Mais tout d’un coup et sans aucune explication, il le présente comme quelqu’un qui vit dans une petite chambre, « talbrtucht » sans même expliquer les raisons de ce changement de statut social. Est-il le résultat d’un conflit courant dans la société marocaine entre quelques pères riches et leurs fils ? Par ailleurs, le romancier nous présenté Izil comme un jeune qui a arrêté ses études au lycée et qui ne réussit donc pas à intégrer l’Université. Mais le discours que le personnage tient avec Lahcen Abuchawk, un ancien militant de l’UNEM, ne peut être produit que par un étudiant qui a vécu les débats politiques au sein de l’Université. La lutte des classes, l’idéologie de Nasser et de Saddam, Hussein le VIe et le XVe congrès de l’UNEM et les thèses d’Aljabiri (p. 44) étaient au cœur des débats politiques estudiantins. On ne peut alors que se demander comment se fait-il qu’Izil ait pu avoir toutes ces connaissances sans être passé par l’Université?
On remarque également que si au niveau de la transcription, l’auteur adopte les règles proposées par l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), ces règles peuvent à plusieurs reprises lui échapper. A titre d’exemple, le principe de l’utilisation du tiret (-) n’est pas claire. Dans cette phrase « surf-iyyi a Izil » (p. 37), le tiret sépare le verbe et le pronom. A la page suivante, on constate l’absence du tiret dans la même phrase et cela, à deux reprises, surf iyyi et samh iyyi. Le même constat peut être fait pour la phrase « Ml iyyi » (p. 11). Quelques fois, le tiret est mal placé. C’est le cas de « igh-t izra » (p. 29). Il doit séparer le pronom « t » et le verbe « igh t-izra ». Ce tiret qui devait se placer toujours entre le verbe et la particule d’orientation « d » (pour le rapprochement) ou « nn » (pour l’éloignement) n’est pas toujours respecté. Dans le même sens, à la page 28, l’auteur n’utilise pas le tiret dans la phrase suivante « iga nn » ou « llan nn » (p. 29) alors qu’on le trouve dans d’autres phrases comme « izr-nn » (p. 35), « ur tt-nn-itam » (p. 9) ou « ad nn-ikka » (p. 33). Il le respecte aussi avec le « d ». Par exemple « turri-d » ou « tucka-d » (p. 28-29). Il en va de même pour le hiatus. Le principe est que deux voyelles ne se rencontrent jamais en tamazight. L’insertion d’un « y » entre les deux facilite la prononciation. L’auteur respecte ce principe certaines fois et l’ignore d’autres fois. Ainsi, on peut trouver « aylli as-igan » (p. 38) plutôt que « aylli yas-igan). Mais à la page 25 l’auteur suivra ce principe dans la phrase suivante, « tin ids zrinin ay ad ».
Conclusion
En partant d’une relation sexuelle considérée comme illégitime, l’auteur est parvenu à aborder le religieux, le politique et l’économique sans oublier la question identitaire amazighe qui se glisse silencieusement dans les interlignes du texte. Il a réussi avec audace à nous présenter la complexité des relations humaines dans une société pleine de paradoxes et qui essaye difficilement de dépasser ses tabous.
Lahoucine Bouyaakoubi